Propos recueillis dans le cadre du dossier "Écologie et féminisme",
coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'
Francine Comte-Segrestaa et Alain Lipietz sont membres des Verts.
Elle a présidé la commission Féminisme, et participe à l'animation du Collectif
national pour les droits des femmes depuis sa création. Il est député européen.
Économiste, il n’a jamais négligé la situation économique et sociale spécifique
des femmes. Comment concilient-ils écologie politique et féminisme ? Deux
réponses croisées, en forme de retour sur quarante ans d’histoire politique et
personnelle.
EcoRev' : On vous sait engagé-e-s pour l’écologie
politique et pour le féminisme. Beaucoup de femmes et d’hommes partagent ces
deux engagements, sans forcément les lier. Comment se rejoignent-ils dans votre
pensée ? dans votre expérience ?
Francine Comte-Segrestaa : Ces deux mouvements, bien
qu’ayant des racines antérieures, sont jaillis dans le bouillonnement engendré
par Mai 68. Ils portent bien des aspirations communes, mais leur dessein, leur
dynamique sont différentes.
Alain Lipietz : Féminisme et écologie ne dérivent pas
en effet l’un de l’autre. Disons qu’ils sont jumeaux.
FCS : Tous deux s’enracinent dans un sens aigu de la
solidarité. La solidarité fut d’ailleurs le moteur de mon premier engagement
(social, tiers-monde). Puis Mai 68 apporta le grand vent de la liberté. Et
d’abord la libération de la parole. Pour les femmes, se parler signifia la
sortie de l’isolement, et la mise en commun de la vie privée, d’une oppression
partagée. Le féminisme naissant s’enracinait bien dans la solidarité :
"Nous sommes toutes sœurs". Agir était urgent : divorce, contraception et
avortement, viols... Mais le fondement du féminisme, c’était la mise au jour de
l’inégalité profonde entre les sexes. Aucun combat pour la liberté, pour la
solidarité n’ont de sens sans le bouleversement de cette inégalité, une
inégalité qui n’est pas seulement de position inférieure dans une société
donnée, mais pérenne, affirmée comme naturelle : aux hommes toutes les
valeurs positives, le rôle d’acteurs, aux femmes des valeurs plutôt négatives
et la dévolution absolue au rôle maternel. Aux hommes la culture, l’histoire,
la technique et les progrès de l’humanité, aux femmes la nature, la
prolongation de l’espèce et des normes. C’est tout cela que le féminisme
dénonce. L’égalité entre les sexes est une révolution ontologique. La force de
cette aspiration fit une brèche dans le schéma simpliste des militants de
l’époque, fonctionnant sur la seule opposition binaire capital/travail et
remisant les autres combats à plus tard, les traitant comme des contradictions
secondaires. Le féminisme s’affirmait comme un nouveau paradigme, une nouvelle
façon de considérer la société.
EcoRev' : L'image de mouvements écologistes et
féministes surgissant au même moment est-elle correcte, ou le féminisme est-il
premier ? Comment se nourrissent-ils l'un l'autre ?
AL : En 1965, j’avais 17 ans, mon amie (future mère de
mes deux filles) m’a d’emblée fait lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir,
pour mettre les choses au point ! Cette année-là, René Dumont ne se
définissait pas encore comme écologiste, mais De Gaulle avait déjà créé le
ministère de l’Environnement. Et déjà aux Etats-Unis des associations faisaient
de l’écologie une "political issue". En mai 68, les deux mouvements n’étaient
guère présents, ils émergent en tant que mouvements politiques dans les années
suivantes. Mais en France le féminisme est en avance sur l’écologie. À cette
époque, nous militons, Francine et moi, à la GOP (Gauche ouvrière et paysanne,
NDLR) qui est fermement féministe, avec des règles de parité et un grand souci
pour les luttes sur la question des territoires (la GOP a animé les premières
marches sur le Larzac). Et pourtant la GOP faisait référence au maoïsme.
C’est-à-dire que la lutte des femmes et les luttes sur la question des
territoires y sont des "fronts secondaires", subordonnés au front principal,
l’affrontement capital-travail. Du coup, le féminisme finira par mette en crise
toutes les organisations post-soixante-huitardes.
FCS : C’est dans ce contexte basé sur la complexité et
le bouleversement des schémas qu’ont pu se développer bien d’autres mouvements,
en particulier le combat homosexuel. Mais aussi l’écologie. Bien sûr, il y
avait déjà des écologistes, des luttes pour le "cadre de vie", l’environnement,
la santé. Mais l’écologie politique, vue comme un nouveau paradigme ayant
vocation à relier les rapports sociaux et le rapport des hommes à la nature, à
prendre en compte la complexité et l’unité profonde de ces combats, a pour
creuset la maturation permise par le féminisme. La prise de conscience de cet
élargissement qu’apportait à son tour l’écologie me tourna vers ce combat. J’ai
adhéré aux Verts en 1991. Les liens entre ces mouvements sont évidents. L’homme
n’est plus le démiurge qui façonne, forge la nature. Il en est un élément. Le
rapport que tout être humain entretient avec elle s’enracine dans le rapport
avec l’autre qui se tisse en premier dans la relation homme-femme. L’éducation
qu’il reçoit à ce sujet est primordiale. Le premier environnement de l’humain
n’est-il pas le ventre maternel ? Cela ne signifie pas que les femmes sont
forcément plus sensibles à l’écologie que les hommes. Mais cela implique que le
combat féministe pour l’égalité soit essentiel pour tout progrès
écologiste.
AL : La réconciliation théorique du féminisme avec
d’autres mouvements sociaux n’aura lieu en effet que vers la fin des années 70
au sein d’un paradigme plus général : l’écologie politique, qui respectait
leur autonomie relative et la convergence de leurs combats. Car cette gémellité
entre écologie et féminisme, et leur lien avec la lutte des exploités
(mouvement ouvrier, tiers-mondisme) avait des racines profondes. À l’époque, ce
n’était pas contre le "libéralisme" mais contre une forme très organisée,
planiste, du capitalisme : le fordisme. C’est contre la planification
capitaliste fordiste que s’est fait Mai 68. Pour l’écologie, cela signifiait la
lutte contre le "déménagement du territoire" et la dictature des "Etats dans
l’Etat" (EDF, CEA, etc.). Pour le féminisme, le fordisme érodait la
subordination patriarcale (grâce au plein emploi qui permettait l’indépendance
économique des femmes) mais ne rendait que plus claire leur subordination
politique et domestique. Par ailleurs les femmes, non "par nature", mais de par
leur position sociale, étaient plus sensibles aux réalités du travail concret,
de la "colonisation de la vie quotidienne" par la société marchande planifiée.
En tant que chercheur sur les espaces économiques, j’avais vite compris que
j’en apprenais beaucoup plus dans n’importe quel pays en parlant une demi-heure
avec une femme qu’en discutant interminablement avec un collègue masculin. Cela
vient entre autres de ce que les femmes, insérées (en plus exploitées) dans les
mêmes rapports capitalistes ou bureaucratiques que les hommes, font vivre en
plus le "premier étage de la civilisation matérielle" selon Braudel :
travail domestique, entraide, voisinage, etc. Elles ont davantage à se soucier
de la valeur d’usage, les hommes de la valeur d’échange. Or le basculement de
l’anti-capitalisme à l’écologie, c’est justement la prise en compte du travail
concret et de la valeur d’usage : qu’est-ce qu’on fait ? Comment
(dans quels rapports interpersonnels) ? pourquoi ?Le paradigme
écologiste était donc particulièrement apte à prendre en compte le féminisme
sous sa vaste ombrelle…
EcoRev' : Les mouvements féministes et écologistes ont
fait, avant que cela ne devienne un cliché, de la "politique autrement", en
renouvelant les pratiques politiques, aussi bien dans leur fonctionnement
interne que dans leurs apparitions publiques. Lesquelles de ces pratiques vous
paraissent aujourd'hui les plus intéressantes ?
FCS : Le féminisme, dans la droite ligne de Mai 68,
mettait l’imagination au pouvoir, les manifestations étaient riches
d’invention, d’humour, tous les pouvoirs brocardés. Plus profondément, pour les
féministes, la "politique autrement", ce fut d’abord le rejet de tout
embrigadement : l’autonomie des mouvements sociaux par rapport au
politique était en soi une pratique politique nouvelle. Ce n’était pas évident,
vu l’emprise des groupes d’extrême gauche. Mais ce respect de l’autonomie
jouait aussi à l’intérieur même du mouvement qui refusait toute unification
factice. Le foisonnement des approches féministes était une bonne chose, même
si c’était difficile à gérer. Aujourd’hui, les différentes tendances se
regardent en chiens de faïence.
Pour les écologistes, le respect de la diversité des approches était une
nécessité, car ce mouvement était issu d’une multitude d’actions de terrain
différentes. La principale révolution des pratiques fut avant tout la mise en
cause des pouvoirs. Des règles de fonctionnement originales ont cherché à
limiter, partager les pouvoirs, d’où une complexité rare des statuts des Verts…
Mais le premier souci fut d’établir un réel partage des pouvoirs entre les
femmes et les hommes : des règles de parité édictées dans les statuts des
Verts dès leur fondation. Si elles ont été respectées dans les élections
internes, du moins aux niveaux les plus élevés, les places à pourvoir dans les
joutes électorales ont toujours été la foire d’empoigne, et les rééquilibrages
difficiles. D’autres pratiques ont tenté de changer les donnes au niveau de la
parité : partage du temps de parole, parité dans les tribunes, etc. Pour
ma part, j’ai surtout lutté à ce niveau ras des pâquerettes, où se joue la
place des femmes de façon très concrète. Tout ceci, dans le recul général qui
se manifeste depuis quelques années, paraît presque enterré.
AL : D’accord : sous le vernis formel de la
parité, les ambitions ordinaires sont réapparues, avec l’institutionnalisation
des Verts. Mais celle-ci dérive de l’urgence absolue de mener des politiques
publiques face à la crise écologique. Finalement, c’est ce qui me paraît rester
le plus "autrement" dans le féminisme et l’écologie : faire de la
politique pour des enjeux réels, des contenus, pas la politique pour les places
ni la pose critique "radicale". Mais maintenir ce cap est un travail de
Sisyphe.
EcoRev' : Aujourd'hui encore, beaucoup d'écologistes
sont actives (et actifs ?) dans le mouvement féministe. Le féminisme et
l’écologie politique sont-ils restés séparés malgré ce recrutement commun, ou
ont-ils su faire se rejoindre leurs préoccupations ? Puisque
l'écoféminisme n'a pas fait florès en France, d'autres pensées ont-elles pu
nourrir ce rapprochement, et si oui, lesquelles ?
FCS : Les militant-e-s écologistes ne sont pas en
nombre dans les mouvements féministes. Il y a chez beaucoup une certaine prise
en compte du féminisme – plutôt sous l’angle trop restrictif de l’égalité des
droits – mais peu d’engagement. D’ailleurs cela se comprend, même chez des
femmes écolo, par le manque de temps. Mais plus profondément, si les deux
mouvements restent séparés, ce n’est pas dû au recrutement, mais à la volonté
d’autonomie des démarches. Certes il y a des militants politiques au sein du
mouvement féministe, mais les associatives sont heureusement présentes et
vigilantes sur cette question.
Autonomie, séparation, ne devraient pas signifier ignorance :
l’imprégnation entre ces mouvements s’opère trop peu. Pour autant, un
écoféminisme fondé sur l’idée que les femmes sont plus proches que les hommes
de la nature, de la "Mère Nature", n’est pas une bonne réponse : le
féminisme ne peut reposer sur des schémas simplistes d’opposition binaire entre
les sexes, ni sur l’appropriation d’un mouvement par l’autre. Par contre, sur
des luttes concrètes, l’unité des actions serait à rechercher. Par exemple, sur
les questions de santé, de précarité, ou sur la consommation, l’urbanisme,
l’éducation, etc., bref, des combats qui concernent les deux mouvements. C’est
à travers de telles actions que les deux mouvements peuvent se nourrir
mutuellement, et élargir leurs perspectives.
AL : L’écoféminisme n’a été porté, chez les Verts, que
par une des "mères fondatrices" de l’écologie française, la regrettée Solange
Fernex. Les militant-e-s françai-se-s ont été en effet façonné-e-s par cette
crise du "sujet principal unificateur" dans les années 70 (en fait cela
remontre à l’althussérisme) ; et les féministes françaises détestent
l’idée d’une "nature féminine" (ça, ça remonte à Pétain !). C’est plutôt
par la sociologie et la psychanalyse (Guatarri), qui considèrent le rapport
entre genres ou entre l’individu et son environnement familial comme des
rapports sociaux, que le féminisme apparaît comme une "écologie de l’esprit" et
de la vie quotidienne. D’où l’engagement concret des Verts non seulement pour
la parité mais pour l’économie sociale et solidaire, appelée à se substituer au
travail gratuit millénaire des femmes. René Dumont, fondateur de l’écologie
politique française, avait bien compris (sans doute sous l’influence de
Charlotte Paquet) que le changement des modes de vie viendrait des femmes.
Francine Comte-Segrestaa, gravement malade à l'heure de cet entretien,
est décédée en octobre 2008. Nous souhaitons lui renouveler nos remerciements
pour l'énergie qu'elle a consacrée à répondre à nos questions.